Prologue

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Prologue

Première rencontre avec mon médecin :

- Alors M. Gros, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
- Je prépare un voyage, il me faudrait faire quelques vaccins et j’aimerais aussi discuter quelques questions de santé…

À cette phrase, je le vis froncer les sourcils, et gigoter dans sa chaise, mal à l’aise. Manifestement, quelque chose le dérangeait profondément. Je m’attendais déjà à un sermon médical sur les dangers du voyage au long cours, mais au bout de quelques instants, il demandait :

- Ma secrétaire m’a dit que vous alliez en… Thaïlande ?

Et je compris instantanément son malaise. La Thaïlande… le paradis des détraqués sexuels, et des violeurs frustrés. Il a dû penser une seconde qu’il en tenait enfin un dans son cabinet et regretter amèrement de ne pas toujours garder un fusil d’assaut caché sous son bureau. Je ne veux même pas essayer d’imaginer ce qu’il a dû comprendre par “questions de santé”.

- Non, non, je ne vais pas en Thaïlande… en tout cas, ce n’est pas prévu pour le moment… je vais vous expliquer…

Le malentendu dissipé, la tension se dégonfla aussi vite qu’un pneu crevé, on aurait presque pu l’entendre siffler. Il s’emballa immédiatement pour mon projet, et fit un super boulot.

L’ingénieur surqualifié que je suis ne sait pas travailler sans pression. Ce voyage n’aura bien sûr pas échappé à cette règle: alors que certains commencent à préparer leur balade une bonne année à l’avance, je me suis octroyé à peine quelque mois pour rassembler le matériel et effectuer les préparatifs. Chacun sa façon de faire, moi j’adore être à la bourre. De ce côté-là, au moins, il n’y a rien de nouveau.

À ma décharge, la préparation de la patrouille des glaciers et la gestion de mes petits soucis hivernaux ont complètement occupé mon esprit. Alors deux jours après notre petite promenade entre Zermatt et Verbier (“ça c’est fait…”), j’ai commencé à courir.

J’ai couru après mon constructeur de cadre qui n’a rien trouvé de mieux que de faire un infarctus au moment de souder la poignée de tubes en acier qui devront me porter. Il s’en est bien remis, mais il ne m’oubliera probablement pas.

J’ai couru après mon médecin paraplégique pour qu’il me dise si c’est une bonne idée de partir au milieu de nulle part en trimballant son appendice quelque part, quelqu’un m’a dit à gauche ou est-ce à droite. J’ai déjà oublié, mais je le porte encore, quelque part.

J’ai couru après des informations sur les vêtements techniques : goretex, paclite, fleece, base-layer, et soft-shell, de l’équipement qui sera très utile par moment, même si le voyage va probablement commencer par des chaleurs mortelles.

J’ai couru après une tente légère, spacieuse, solide et discrète, après un réchaud qui sera d’accord de boire n’importe quoi, après l’appareil numérique qui permettra de saturer les photos à la Velvia. J’ai couru après un sac de couchage léger et compact, mais qui permet de dormir par -20°C, un panneau solaire moins lourd qu’une vache malade, un matelas confortable, un filtre à eau capable de m’éviter bien des désagréments... 

J’ai couru après l’équipement de vélo: un système de vitesse solide, des pneus inusables, des porte-bagages indestructibles, des poches étanches et volumineuses, puis après encore plus de poches, des rayons et des jantes renforcés, des freins qui sauront arrêter un vélo surchargé sans prendre feu. 

La préparation a été amusante.

Au milieu de ce chantier, il m’a fallut encore trouver le temps de m’occuper de mes schtroumpfs (1). Ils peinaient avec les dérivées, ils se fissuraient les dents sur les normes et produits scalaires, ils se torturaient l’esprit avec de l’optimisation. Je devais aussi corriger des piles de copies plus hautes que moi, trier des océans d’excuses pour absence, organiser la fin de l’année et surtout éviter le doyen psychorigide qui me pompait l’air avec des détails administratifs, auxquels mon esprit était, bien sûr, totalement consacré (2).

J’ai aussi passé beaucoup de temps avec mes amis. C’était ma priorité.

J’ai sauvé quelques heures par jour, ou plutôt par nuit, pour écrire. Je ne sais pas d’où me vient cette manie de construire des châteaux de sable, peut-être ai-je encore ce besoin de lancer de temps en temps un défi à  l’immensité de l’océan, allez savoir. Evidemment, l’océan s’en fout et il a bien raison: il aura le dernier mot de toute façon.

J’ai également consacré une dizaine d’heures par semaine à rouler. Le dernier mois avant le départ, j’utilisais mon vélo chargé, juste pour le plaisir de voir les gens me faire d’immenses sourires et des grands signes en me voyant passer. Ils pensaient certainement que j’arrivais d’une contrée exotique et lointaine, et je me suis senti parfois une âme d’usurpateur. À ceux qui me demandaient d’où je venais, j’ai dû répondre en riant mystérieusement: « En fait je ne suis pas encore parti !». Si quelqu’un m’a vu passer plusieurs fois sur mon camion à deux roues, il a dû se dire : « Ouaaah, ce gars doit vraiment aimer le coin : il a essayé de partir mille fois, mais il est toujours revenu !!»

Tout semblait en place lorsque début juin, je reçus un téléphone totalement inattendu. C’était un jour pluvieux, un numéro inconnu fit sonner mon portable et vint ajouter son zeste de confusion:

- Allo !
- M. Gros ?
- Ouais…
- Bonjour, je vous appelle de la part de la compagnie Airbus, j’ai votre dossier sous les yeux, est-ce que vous êtes toujours intéressé par notre société ? Est-ce que vous auriez le temps de venir nous voir à Toulouse ?

Le dossier en question, je ne saurais même plus dire quand je l’ai envoyé. Il y a six mois ? Un an ? Dans une autre vie peut-être. Oui, j’aurais été intéressé. Mais pourquoi m’appeler maintenant, à quelques semaines du grand départ, pourquoi si tard, alors que cette envie est déjà rangée dans le tiroir “voie sans issue” depuis longtemps.

- … oui… je suis encore intéressé…
- Je vous dérange ?
- Non, non.
- Bien. Est-ce que vous pourriez venir un jour à partir du 16 juin ? Vous êtes en Suisse, par avion on peut faire ça sur une journée… est-ce que vous avez une date à nous proposer ?

Oui, je peux venir. Pourquoi pas. Pourquoi refuser de mettre une fois les pieds dans ce milieu où, à une certaine époque, j’aurais bien voulu rentrer. Mais depuis tellement de choses se sont passées. Pourquoi la vie est-elle si compliquée ? Une question qui me retombe sur la tête chaque fois que je réussis à l’oublier.

Le matin du 23 juin, j’empaquetais donc une brosse à dent, un costume fraîchement acheté et sautais dans un avion pour Toulouse. À l’arrivée, je fus surpris par la discrétion de la compagnie géante: hormis les quatre Belugas sagement alignés - étalant leurs formes gigantesques et improbables sur l’aéroport de Blagnac - le complexe Guynemer-Breguet-St-Martin était peu visible bien qu’aussi grand que l’aéroport lui-même.

Toulouse, ville du sud, accent qui chante, les femmes si belles, je passais l’après-midi à regarder et m’égarer dans de petites rues attachantes, à sentir battre le cœur de la cité. Putain ce que j’aime être ailleurs, perdu.

Les entretiens eurent lieu le lendemain matin. En endossant le costard, je découvrais pour la première fois l’autorité que l’habit confère au moine: la tenancière de l’hôtel émit un sifflement respectueux lorsque je lui demandais la meilleure façon de me rendre chez mon hôte; le chauffeur de taxi se mit presque au garde-à-vous lorsque du haut de ma cravate je lui annonçais ma destination. Une fois n’est pas coutume, j’endossais avec amusement ce rôle important que le gens semblaient vouloir me confier.

Je m’attendais à découvrir la froide moulinette trop bien huilée de l’entretien d’embauche, il n’en fût rien. Je trouvais à la place une joyeuse improvisation et une structure doucement bordélique. L’ingénieur-chef qui n’avait pas eu mon dossier me parlait un peu gêné d’un emploi peu adapté à mes compétences et de la structure peu hiérarchisée de la société. Mais il ajouta rapidement comme pour s’excuser : « d’autres postes devraient s’ouvrir, bientôt » et me donna son numéro de portable. Puis je confiais sans retenue mes histoires de sport, de patrouille des glaciers, et de voyage à vélo à la charmante femme qui me fit passer l’entretien « RH ». Je racontais tout avec un sourire franc et enthousiaste. Rapidement, elle eut les yeux brillants: elle ne me faisait plus passer une interview, elle écoutait simplement. Je découvrais avec plaisir que cette immense machine avait des visages humains. Mon interlocutrice me souhaita un bon voyage en me gratifiant du très fameux « on vous donnera des nouvelles », mais elle ajouta très vite « si vous n’en avez pas avant votre départ, appelez l’ingénieur-chef… j’espère vous revoir en 2009…».

Ainsi, ces quelques mois avant le départ ont été riches mais chaotiques. Malgré les turbulences, je me suis senti calme et enthousiaste pour ce qui m’attend, même si parfois une petite boule au ventre me rappelais que cette aventure solitaire est ambitieuse. La boule est encore là quelquefois. J’aurais voulu préparer mon voyage l’âme en paix. Pour la paix, il faudra repasser, alors en attendant j’ai fait de mon mieux pour garder l’esprit clair. C’est une nouvelle forme de natation que j’ai dû inventer, de la nage en eaux agitées, sans bouée. Il m’a fallu m’habituer à boire la tasse car ma technique est loin d’être au point.

Et dire que je déteste nager.

L’hiver a été rude. Il a été l’acte final d’une histoire incroyablement intense mais difficile. J’étais tellement amoureux, j’ai bien peur de l’être encore. Je porte la responsabilité de ce qui s’est passé: à vivre trop vite, il y a des choses que j’ai compris trop tard, des choses enfouies loin à l'intérieur, murmurantes ou hurlantes, mais tenues silencieuses, muettes pour d'obscures raisons. Des raisons qui étaient elles-mêmes enfouies encore bien plus profondément. Un jeu de cache-cache absurde qui ne pouvait s’interrompre qu’en arrêtant de s’agiter un moment.

J’ai fait ça, et ce moment prit des airs de révélation: un puzzle se construisit miraculeusement, les pièces encombrantes trouvèrent enfin leur place, et un chemin lumineux émergea progressivement de l’ombre. Au cœur de l’hiver je l’ai suivi.

Au terme d’une bataille féroce, lorsque la fumée des combats lentement se dissipe et laisse apparaître les villages dévastés, les corps mutilés et les charniers, on comprend alors que la trêve arrive trop tard. À l’aube d’une nuit longue et froide, alors que j’essayais de suivre la lumière du chemin et murmurais enfin mon envie de signer la paix, j’ai compris - trop tard moi aussi - qu’il ne restait rien à sauver.

Dans la chaleur des brises de l'été, alors que mon départ est imminent, il reste le regret de ce qui s'est envolé, et les remords pour ce que j’aurais voulu faire mieux. Autant de tristesses dont j'essaye encore de m'acquitter. Il est facile d’avoir tout faux, et même si aujourd’hui tout a changé, quelque part - d'une certaine façon – j’ai reçu plus que ce que j’ai donné.

Aujourd’hui, une forme d'espoir a déserté ma vie, car le ciel fait de son mieux, mais son immensité le trahit: le vrai ciel est petit comme une main (3). La main est partie et - comme dirait Nadj - il n'y a plus de firmament. Certaines peines sont trop lourdes pour être racontées, mais avec le temps la douleur devient abandon et à l’heure où j’écris ces lignes,  je suis rempli d’un vide tranquille. En fait, je me sens étrangement heureux.

Le voyage, je l’ai imaginé, rêvé depuis longtemps, à une époque encore proche mais tellement différente qu'elle semble déjà faire partie d'une autre vie. À travers la déchirure, il a pris une nouvelle dimension. Nicolas Bouvier écrivait : "On attend beaucoup du voyage mais l'on oublie de se demander ce que le voyage attend de nous". Ce voyage attend de moi que j’apprécie la vie comme elle vient, et que je donne sans retenue à ceux qui sont prêts à recevoir. Il attend de moi que j’embrasse une certaine forme d’insouciance et de dérision à nouveau. En ce sens, le voyage a déjà commencé, car je parcours ce chemin depuis un moment déjà, par nécessité. Certains y liront peut-être une forme de désespoir, mais il s’agit avant tout d’accueil de ce que la vie peut encore offrir.

J’ai tenté de partager avec la personne que je voulais à mes côtés, mais je n’ai pas trouvé de chemin vers elle. À la place, j’ai partagé avec tous les autres. Certains l’ont beaucoup apprécié, alors peut-être que d’une certaine façon tout ceci n’est pas arrivé en vain: peut-être fallait-il que je tombe en morceaux pour reconstruire en mieux, ainsi je me sens parfois reconnaissant du virage que ma vie a pris.

À la fin juin, je faisais par malchance une découverte sur mon passé qui finissait de mettre à terre mon idée du couple. J’avais cru en cette troisième dimension de l’homme et de la femme plus qu’en tout autre chose, mais je réalisais que sous la clarté et la sincérité, un côté trouble et obscur peut encore se cacher. Je ne peux pas m’octroyer le droit d’en dire plus. Anthony Loyd écrivait: « On pense avoir touché le fond, mais un jour le fond est une hauteur à laquelle on rêve de remonter ».  Le firmament avait disparu depuis longtemps, mais depuis peu c’est la terre elle-même qui s’est mise à bouger.

Au même moment je reçu un dernier écho de mon firmament, de ceux qui font tomber le rideau. Je serais allé n’importe où, au bout du monde, juste pour être avec elle, mais elle en a décidé autrement, alors à la place je me prépare à aller au bout du monde sans elle. Je suppose que cela devait finir ainsi. Le lendemain, je déambulais au soleil dans les vieilles rues de Berne, Palahniuk murmurait: « La liberté c’est de perdre tout espoir » et je réalisais que ces dernières chutes avaient secoué et réveillé quelque chose au fond de moi. Appelons ça l’instinct de survie car depuis la mélancolie a disparu, étouffée par le grondement sourd de ce qui s’est réveillé.

Est-ce que prendre la route a vraiment un sens ? Peut-être pas, mais pour la première fois de ma vie, la vraie question est de savoir s’il est encore possible de prêter un sens à quoique ce soit. Je veux parier que la réponse est « oui », et pour la découvrir il me faut continuer à porter ce corps, le nourrir, l’entretenir, le maintenir en vie. Il le faut, car cette réponse, quelle qu’elle soit, est devant moi, quelque part. C’est là que je vais.

Je regarde ces derniers mois et prends la mesure de la douleur et de la misère qui les ont habités. Je porte des sacs lourds et inutiles depuis trop longtemps, il est temps de les jeter. Ainsi je pars seul, et même si je me surprends parfois encore à rêver en relisant les plus beaux passages d’Olaf Candau - ceux dédiés à Marianne, bien sûr, sa compagne de route et de vie – je me sens entier. Chacun son sac, chacun son chemin: je ne souhaite plus avoir une Marianne à mes côtés.

Je m'apprête donc à choisir une route différente. Différente de celle que mon existence en apparence bien planifiée était supposée prendre. Il n'y a rien de dramatique à chercher là-dedans, car il n'y a rien de dramatique à suivre la voie tracée par le cœur. Il y a juste besoin d'un peu du courage et de l’abandon que l'on trouve parfois lorsque la vie nous demande de regarder au fond de soi.

Depuis la patrouille des glaciers le matériel s'accumule dans ma chambre, des cartes aux contours étranges couvrent les murs. Les rencontres amusantes se multiplient : la liste des détails à régler est sans fin, et chaque nouveau problème est une occasion d'échange. Parce que la secrétaire communale est curieuse de me voir organiser ma disparition administrative, parce que l'infirmière s'étonne de l’interminable liste de vaccins qu'elle doit m'injecter, parce que le chef de section militaire aimerait comprendre cette mystérieuse demande de congé sans adresse de destination, parce que la jolie vendeuse aux yeux bleus s'amuse de la pile de matériel que j'entasse joyeusement sur son comptoir, les conversations s'enflamment facilement. Yeux brillants et sourires sincères : "Vous allez faire la route de la soie ? C'est mon rêve…". Et moi de découvrir que mon projet peu original fait résonner quelque chose autour de moi.

La technologie - derrière son apparente froideur - ouvre un lieu d'échange. À la façon de l'auberge espagnole, on y trouve ce que l'on y amène et les moyens techniques, pour peu qu'on les oublie, laissent facilement place à la magie. Alors puisque l'aventure n'a de sens que lorsqu'elle est partagée, j'espère pouvoir vous raconter ce chemin que je compte suivre à travers la danse des mots simples et sincères sur le clavier.

Car au fond, tout ceci n'est pas qu'une histoire de voyage...
Bienvenue sur www.un-peu-plus-loin.ch.

 

Sébastien
Lausanne, juillet 2008

 

 

(1) J’ai été remplaçant au gymnase “Auguste-Piccard” de janvier à juin 2008.

(2) À vrai dire, je suis injuste en disant ça: il a arrêté de me poursuivre aussitôt que j’ai réussi à lui faire dire ce qu’il voulait vraiment de moi.

(3) Paraphrasé de “Clair de femme”, R. Gary

 

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